Analyse : Le récit de voyage


Le récit de voyage : les voyages de Rory Stewart, dans En Afghanistan, de Guy Delisle, dans Chroniques Birmanes, et de Yannick Daoudi, dans Taïga Quest.


Trois pays. Le premier est le pays des plus grandes controverses politiques et des plus importantes guerres ethniques des dernières décennies. Le second est régi par l’une des dernières dictatures au monde. Le troisième semble ne pas avoir évolué en même temps que le reste du monde. Qu’ont en commun l’Afghanistan, la Birmanie et la Mongolie? Ce sont des pays que l’on ne connaît pas, ou que l’on croit connaître. Ce qui les rend intéressants, c’est que ces trois pays ont été visités et méticuleusement observés dans la dernière décennie par trois hommes occidentaux. Rory Stewart, journaliste écossais, a parcouru à pied l’Afghanistan d’Hérat à Kaboul sur les traces de l’ancien empereur indien, Babur (En Afghanistan, 2009). Guy Delisle, bédéiste originaire de la Gaspésie québécoise, a suivi sa femme, aidante pour Médecins Sans Frontière (MSF) France, en Birmanie pendant environ un an avec pour seule occupation de découvrir le pays (Chroniques Birmanes, 2007). Yannick Daoudi, professeur au collégial à Sherbrooke, et aidant humanitaire autonome, a choisi de parcourir 1000 kilomètres à pied dans la taïga mongole avec une caméra vidéo dans le but de vendre le film résultant (Taïga Quest, 2009) pour aider la situation des enfants-prisonniers de la Mongolie[1]. Tous trois ont offert au public à leur retour une œuvre singulière issue de leur domaine respectif : trois récits de voyage, sur trois pays abordés de trois façons différentes (récit classique, bande dessinée, film). Le mode de diffusion du récit sera intéressant à analyser dans la comparaison des récits, mais l’analyse se penchera d’abord sur les contextes des pays en question. Dans la même optique, il sera intéressant d’observer les motifs des voyageurs ainsi que leurs points de vue initiaux et finaux au sujet de ces pays controversés. Enfin, l’analyse de la forme (récit classique, bande dessinée, film) ponctuera cette analyse en dévoilant comment le mode de diffusion illustre le propos du voyageur.


1. Contextes historiques, motifs de voyage et visions des pays
 
1.1. Rory Stewart en Afghanistan
Lui-même ne peut l’expliquer dans l’Avant-propos de son récit de voyage; pourquoi Rory Stewart a-t-il voulu traverser à pied, en plein hiver, le pays le plus tumultueux du monde au XXIe siècle? En effet, en janvier 2002, seulement quelques semaines après la destitution du régime taliban, tandis que Washington recherchait toujours Oussama Ben Laden, Rory Stewart arrive à Hérat dans le but de parcourir le reste de son voyage à travers le Moyen-Orient; l’Iran, le Pakistan, l’Inde et le Népal. Il a choisi de diffuser son passage en Afghanistan, car « ce fut la partie la plus intéressante de [son] voyage à travers l’Asie »[2]. Les guerres furent énormément médiatisées dans ce pays. Stewart, journaliste, le sait et son voyage offre une vision autre que l’image vile et cruelle que les médias propagent en ne parlant que de la guerre et du terrorisme. En effet, En Afghanistan emmène son lecteur à travers villes et villages, certains sous le règne taliban, d’autres non, d’un personnage à un autre afin de dévoiler le climat régnant en Afghanistan.

On se souvient des événements de septembre 2001 contre les tours du World Trade Center à New York, suite à quoi les États-Unis ont riposté en destituant le règne des talibans qui avait commencé sans anicroche en 1996. Bien que le régime fût très strict, notamment pour les droits des femmes, il s’est établi sans peine dans la société afghane. Le seul hic fut sa reconnaissance internationale, car les talibans protégeaient alors Oussama Ben Laden qui avait déjà attenté aux tours de New York en 1993. Suite aux attentats de 2001, Washington ne se fit pas prier et, en décembre, l’action des talibans était arrêtée.[3] En janvier, Rory Stewart plaidait sa cause auprès du nouveau gouvernement pour qu’on le laisse parcourir à pied le chemin du centre, entre Hérat et Kaboul, le même chemin emprunté par l’empereur moghol Babur cinq cents ans plus tôt[4].

Lorsque Stewart se lance, il est pleinement conscient de la difficulté qu’un tel voyage implique. Non seulement le climat rigoureux des déserts en hiver sera un obstacle, mais l’ambiguïté qui règne au niveau politique dans le pays ne jouera pas sa faveur. En effet, alors qu’un nouveau gouvernement tente de s’établir, les talibans rodent toujours et maintiennent leur régime dans de nombreuses régions de l’Afghanistan.[5] Ce pays n’est pas ce que l’on voit de lui, mais sa population est bel et bien trouble; bien qu’ils ne soient pas tous terroristes, les Afghans demeurent traumatisés par les guerres qui les envahissent, ne sachant pas toujours sur quel pied danser, par exemple, le compagnon de Stewart, Abdul Haq, qui ne semble pas savoir mesurer la portée de ses actes en ne se gênant pas pour pointer son arme vers n’importe qui, même des enfants, ou encore le chien que ramène Stewart qui s’est fait coupé les oreilles et cassé les dents. Ces comportements relèvent d’attitudes guerrières et de défense stimulées par les traumatismes qu’a vécus le pays, même les Afghans se ne sentent pas en sécurité dans leur pays.

Le récit de voyage de Rory Stewart porte sur la découverte de l’autre. Pour Stewart, le pays est ses habitants, ses ethnies, sa diversité et c’est ce qu’il souhaite démontrer dans son récit. En effet, bien qu’il découvre un nouveau pays, on constate que la présence des personnages secondaires est fort importante. Ceux-ci, tous Afghans, dévoilent les différentes facettes du pays par leurs comportements, leurs paroles et leurs rituels. À travers les chapitres du récit, on rencontre de nombreux personnages avec des personnalités différentes qui, comme Stewart l’annonce dans la dédicace, ne sont pas toujours honnêtes et bienveillants, mais ne sont pas tous vils et cruels comme on pourrait le croire : « Ils n’étaient pas tous des saints, même si certains l’étaient effectivement. Ils étaient parfois cupides, oisifs, stupides, hypocrites, insensibles, menteurs, ignorants ou cruels. Quelques-uns avaient volé ou tué; beaucoup m’ont menacé ou demandé la charité. Mais jamais, en vingt et un mois de voyage, ils n’ont essayé de m’enlever ou de me tuer. »[6]

1.2. Guy Delisle en Birmanie
Guy Delisle est bédéiste, il a d’abord beaucoup travaillé dans l’animation et aujourd’hui il se spécialise dans la publication d’albums sur ses différents périples dans des pays controversés. Récemment, il a suivi sa femme en Birmanie avec leur poupon, car celle-ci œuvre pour Médecin Sans Frontières France et a été appelée à cet endroit. Ce statut particulier lui donne alors l’opportunité de simplement regarder, car outre veiller sur son fils, il n’a rien d’autre à faire que se prêter au mode de vie des Birmans. Il transpose alors le lecteur dans une atmosphère touristique, posant un regard naïf et ignorant sur cette société sous dictature.

La Birmanie, rebaptisée Myanmar en 1989[7], est un pays qu’on connaît peu, comme en témoignent les premières planches de la bande dessinée de Guy Delisle Chroniques Birmanes.

C’est parce que le pays est emprisonné par une dictature militaire très sévère dont même les révolutionnaires les plus intenses n’arrivent pas à venir à bout. C’est d’ailleurs le cas de la célèbre Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la Paix de 1991, la plus grande militante de l’opposition du régime qui fut assignée à résidence pendant près de sept ans[9] à cause de ses propos et actions.[10] On constate d’ailleurs à travers les pages de Chroniques Birmanes que même sa maison était inaccessible aux regards, d’abord bloquée par un barrage (p. 31-35) puis, le barrage enlevé, entourée par une trop haute clôture (p. 224).

La Birmanie est sans doute l’un des pays les plus tranquilles où il fait bon vivre lorsqu’on suit les règles, pourtant des bombes y explosent et les dégâts sont ramassés illico sans que personne ne s’en rende compte même en vivant à l’intérieur du pays.  

L’opposition entre le touriste naïf et la vile dictature est très présente tout au long de la bande dessinée. On la retrouve notamment dans la manière humoristique qu’a Delisle d’aborder les enjeux importants de la Birmanie. Il n’est, en effet, pas rare que le gouvernement birman prenne des décisions drastiques et radicales et le bédéiste en a vécu plusieurs : la censure des magazines (p. 9), l’interdiction de vente des films étrangers (p. 54-55), même le déménagement de la capitale du pays, en novembre 2005[12], du jour au lendemain, sans avertissement aucun (p. 200-203). Or, outre cela, la Birmanie cache des choses étonnantes, Delisle témoigne, entre autre, de la Fête de l’eau, célébrant le Nouvel An bouddhique, où pendant quatre jours, les Birmans s’arrosent avec tous les moyens possibles.

Delisle admet qu’il se passe des choses incongrues en Birmanie, il n’en demeure pas moins stupéfait de constater comment les Birmans vivent bien malgré tout, car l’album, qui débute sur une note légère et cocasse, semble s’alourdir et se terminer sur une prise de conscience.

Contrairement à Rory Stewart, qui savait dans quoi il s’embarquait, Guy Delisle ne connaissait rien, ou presque, de la Birmanie avant de s’y envoler. Sa situation particulière lui permit toutefois de rendre un portrait intéressant de ce pays aux multiples facettes.

1.3. Yannick Daoudi en Mongolie
La Mongolie est l’un des pays ayant la plus petite densité de population. On recense d’ailleurs une plus grande population mongole exilée à l’extérieur des frontières que la population y vivant aujourd’hui.[15] Alors, pourquoi se rendre là où il n’y a presque plus personne, si ce n’est pour une bonne cause? En effet, Yannick Daoudi, globe-trotter lorsqu’il n’est pas enseignant, se veut être un aidant humanitaire indépendant. Il n’agit pour aucun organisme sinon celui de son bénéfice personnel et accomplit toujours l’impossible pour une cause qui lui tient à cœur. Dans ce cas-ci, Daoudi a traversé à pied 1000 kilomètres dans la taïga mongole en cinq semaines, et ce, de façon totalement autonome. Un périple que tous croyaient qu’il n’achèverait pas. Il l’a pourtant fait et en a rapporté un film qu’il vend lors de conférences pour financer un organisme non gouvernemental mongol œuvrant pour le cas des enfants-prisonniers.


Image tirée du film Taïga Quest (2009) de Yannick Daoudi

Le nomadisme, très présent en Mongolie encore de nos jours, représente l’essentiel du voyage de Yannick Daoudi. Il oublie, en effet, le train de vie occidental (ville, maison, voiture, GPS, etc.) pour s’imprégner de la vie nomade (nature, intempéries, camping, boussole, marche, etc.), ce qui intrigue les Mongols qu’il rencontre, ceux-ci lui demandant pourquoi il s’obstine à tirer un cheval au lieu de le chevaucher. C’est que Daoudi a un profond respect et une grande admiration pour les pays qu’il visite. On remarque d’ailleurs dans son film la musique traditionnelle mongole, enregistrée sur place, dont il montre des images durant le générique final. Il rend aussi fréquemment hommage à la nature, par exemple, lorsqu’il traverse le champ de fleurs et s’enthousiasme de l’odeur ou lorsqu’il pêche pour son repas et remercie la nature. Daoudi présente également avec détails les monuments mongols qu’il croise comme les Oghols, les camps nomades, les grottes secrètes ou le lac Khovsgol (deuxième lac le plus pur au monde). Cette façon qu’a Daoudi de porter une attention particulière à la nature et à la culture mongole lui permet de sensibiliser son auditoire à la cause humanitaire le motivant à agir. De plus, le spectateur est interpellé par cette culture qui s’oppose grandement à la sienne, car elle ne semble pas être de son temps. Ce fait est surprenant puisqu’elle est entourée et de la Chine et de la Russie, deux pays très puissants et, aujourd’hui, bien ancrés dans la modernité. Ces deux pays ont d’ailleurs occupé à tour de rôle la Mongolie avant son indépendance de 1921. Malgré cela, seulement la moitié de la population est urbaine. L’autre vit toujours selon un mode de vie nomade. Il est surprenant, au XXIe siècle d’encore voir un pays aux méthodes préhistoriques lentement muer vers la modernité, car si cette moitié nomade l’est toujours, elle tend de plus en plus vers des camps fixes pendant l’hiver et des pâturages durant l’été. De plus, nombreux sont ceux qui voyagent désormais en véhicules motorisés.[16]

Voilà la Mongolie qu’a voulu faire découvrir Yannick Daoudi dans Taïga Quest; un pays, riche de son patrimoine, à l’allure préhistorique. Un pays en mutation constante qu’on ne connaît pas et qui pourtant ne demande qu’à se dévoiler.

1.4 Comparaison
Historiquement, le récit de voyage était davantage objectif, étant le lieu de descriptions basées sur des observations concrètes, des découvertes de territoires par exemple. Avec le temps, il est devenu plus pertinent de redécouvrir les endroits et, pour ne pas répéter ce qui a été fait, d’y observer autre chose. Le récit de voyage est devenu le lieu d’une comparaison incessante entre les références culturelles de l’auteur du récit et la nouvelle culture à laquelle il est confronté lors de son périple. Cette comparaison permet au voyageur et aux destinataires du récit d’interpréter les découvertes et de les comprendre. [17] Dans le cadre de cette analyse on observe cette opposition au travers les points de vue des trois hommes sur les pays qu’ils ont visités. Leurs nouvelles visions et leurs découvertes s’opposent aux propos médiatiques et, surtout pour Stewart, à la pensée populaire. Ils avaient trois motifs bien différents pour entamer leur voyage dans trois pays hautement différents. Que le pays ait une couverture médiatique importante comme l’Afghanistan, qu’il soit refermé sur lui-même comme la Birmanie ou qu’il soit simplement inconnu comme la Mongolie, ces pays ont sans doute quelque chose d’autre à apprendre ou à partager, ne serait-ce qu’une culture nouvelle. Les médias publient énormément d’informations sur toutes sortes de sujets à la condition que ces sujets soient chauds et fassent vendre. Ainsi, régulièrement on ne voit dans les médias qu’un seul côté de la médaille, souvent le plus négatif. Stewart, Delisle et Daoudi se sont attardés à l’autre côté, d’où la pertinence de leurs publications.


2. L’importance de la forme dans la diffusion du récit de voyage

Le récit de voyage est un voyage rapporté par un auteur-voyageur par le médium qui lui sied, car la forme du récit de voyage n’est pas un critère pour que celui-ci en soit un. Le genre est polymorphe, il y a donc de nombreuses façons de rapporter un voyage. Ces façons varient d’un auteur à l’autre selon son champ de compétence, son intérêt, le type de voyage qu’il fait, etc. La preuve ici présente : sont en comparaison dans cette analyse, un récit classique, une bande dessinée et un film. Or, le choix du mode de diffusion n’est pas banal; la forme du récit de voyage doit s’associer parfaitement avec le type de voyage qui a été fait et donc est en constante relation avec son contenu.[18]

2.1. Le récit classique En Afghanistan
Le récit classique ressemble à un roman, mais ne peut être qualifié ainsi, car il n’est pas fictif. En fait, les débuts du récit de voyage se firent ainsi, dans les pages d’un livre. Les nouveaux médiums vinrent ensuite s’ajouter, éclatant la morphologie du genre. Aussi, le récit classique est une forme d’autobiographie, car il relate une séquence d’événements réels. Le style littéraire de l’auteur en fait sa forme, il est donc analysé comme une œuvre littéraire.[19]

La marche lente de Rory Stewart
« En tant qu’espèce, c’est à pied que nous avons colonisé le monde. La majeure partie de l’histoire humaine s’est faite à travers des contacts entretenus au rythme de la marche, même si certains hommes étaient à cheval. »[20] Rory Stewart philosophe sur la marche à plusieurs reprises. Il présente ainsi cette passion qui l’anime et l’a poussé à parcourir non seulement l’Afghanistan, mais aussi l’Iran, le Pakistan, l’Inde et le Népal. C’est cette même passion qui l’a fait revenir sur ses pas lorsque le climat l’a forcé à prendre un véhicule : « Rory a été très réticent à monter dans le pick-up… Et maintenant, il faut revenir en arrière pour reprendre la marche au même endroit, sur la plage, demain… », disait son accompagnateur Abdul Haq.[21] Cette passion philosophique sur la marche se reflète dans le rythme de l’écriture de Stewart. Le roman progresse lentement; cette technique de style peut s’associer à la marche à pied. À pied, on arrive beaucoup moins rapidement au but qu’en voiture par exemple. De plus, la lenteur permet de mieux observer les choses, ce qui soutient l’idée principale du roman qui est de découvrir la culture afghane. En effet, l’auteur prend son temps, il s’arrête et regarde, il regarde les villes et villages, les monuments et les taudis, la nature et les hommes.

De plus, la lenteur crée un effet, une ambiance de sérénité qui est aussi ressentie par Stewart : « J’ai décrit à mes parents les moments qui, sur ma route, semblaient entretenir un rapport profond, un rapport d’unité, avec mon passé. Je me suis demandé si la marche n’était pas une forme de danse. Alors j’ai été heureux et j’ai bien dormi. »[22] La danse est faite de fluidité, de mouvements et de rythme. Elle permet l’évasion du corps et l’extériorisation de l’esprit, un peu comme le fait la marche. L’exercice physique permet de garder le corps et l’esprit en santé, il est donc facile de voir le lien symbolique entre la marche et la danse comme l’a fait Stewart. Or, l’aspect artistique de la danse est aussi en compte dans cette comparaison, on comprend alors que le parcours à pied de Stewart l’inspire au niveau artistique également et cette inspiration se sent dans la façon dont Stewart raconte son voyage. Il est ainsi possible de conclure que le style d’écriture de Rory Stewart permet de se transposer dans cette même ambiance qu’il ressent lors de sa procession. Ainsi, le lecteur s’associe à l’auteur et par le fait même à son voyage, à ses actions, ce qui permet à Stewart de faire passer son message.

2.2. La bande dessinée Chroniques Birmanes
Une bande dessinée est composée de textes et d’images. Le regroupement de ces images forme des séquences narratives qui, mises l’une après l’autre, donnent une histoire. Ainsi, l’analyse d’une bande dessinée repose en grande partie sur la forme : l’utilisation de l’espace, le découpage des séquences, les composantes de la narrativité, les dessins. Il s’agit en fait d’analyser ce que dit la forme à propos du contenu; ce qu’elle apporte à l’histoire.[23]

Le trait simplifié de Guy Delisle
Dans Chroniques Birmanes, l’aspect formel qui saute aux yeux rapidement au cours de la lecture, c’est la simplicité des images. Guy Delisle utilise le noir et blanc, ne s’attarde pas aux détails des personnages, ni des décors, d’ailleurs il utilise beaucoup la simplification synecdochique pour représenter ces derniers. La simplification synecdochique consiste à faire disparaître des éléments, habituellement de décor, qui ne servent plus à la compréhension de l’action[24]. Par exemple, à la page 88, le personnage de Delisle est assis dans un bureau à discuter avec quelqu’un tandis qu’un homme est debout derrière lui.
Dans le premier cadre, l’image montre en plan d’ensemble le décor environnant, puis les images suivantes montrent des gros plans des deux protagonistes en discussion sur un fond blanc uni. Même l’homme stoïque debout derrière n’est plus dessiné. Cette fine simplicité met en valeur la banalité du protagoniste, son ignorance aussi devant les situations déroutantes dans lesquelles il se trouve.

Une image qui parle d’elle-même
À plusieurs reprises, Guy Delisle évite d’inclure des phylactères et des récitatifs dans quelques-unes de ses chroniques. Il y a donc de nombreuses séquences dites muettes. Par exemple, les deux dernières pages de l’album n’ont aucun texte.
Ainsi Delisle nous laisse un peu sur notre faim en n’écrivant aucune véritable conclusion à son récit. L’image doit donc se défendre toute seule sur ce point. Premièrement, l’anecdote illustre Delisle intrigué par une musique. Le protagoniste suit cette dernière et se retrouve devant un parc d’attractions où un Birman se balance sur un barreau de la grande roue et, avec la seule impulsion de son corps, la fait tourner. L’album se termine alors sur le visage de Guy Delisle stupéfait. Cette dernière image illustre la surprise du moment, mais peut aussi s’associer à toutes les surprises que le personnage a vécues en Birmanie. On peut en conclure que Delisle demeure stupéfait de tout ce qui se passe en Birmanie, un pays sous dictature militaire qui semble si impénétrable. De même, l’album ne se termine pas avec une fin conventionnelle de retour à la situation initiale. Cette observation s’interprète comme suit : le dessinateur a voulu laisser en suspens l’histoire afin de laisser le lecteur présager que le pays est vivant et constamment en action.

2.3. Le film Taïga Quest
L’analyse cinématographique repose beaucoup sur le contenu du film. L’histoire, le message, ce qu’il y a à comprendre, constitue le premier degré d’analyse. Ensuite, l’aspect formel entre en jeu afin de soutenir le propos du réalisateur. L’image possède une composition expressive dont chaque séquence, angle, couleur, effet, etc. est choisi par le réalisateur. Si la composition du champ est entièrement prévue et calculée, ce qui ne s’y trouve pas (le hors champ) l’est tout autant. [27]

L’outil de Daoudi : la caméra
Si Yannick Daoudi a voulu faire un film, c’est qu’il a voulu rendre son expérience d’une façon très visuelle. En effet, dans Taïga Quest, on remarque d’entrée de jeu la particularité du film : les plans de caméra. Daoudi, étant réalisateur, protagoniste et caméraman de son film, use abondamment de la caméra à l’épaule, laissant entrevoir beaucoup de mouvements dans l’image. S’opposent à cela plusieurs plans fixes permettant habituellement d’observer la nature. D’abord, la caméra à l’épaule suggère beaucoup de mouvement puisque l’image ondule au rythme des pas de Daoudi, laissant croire que le spectateur est dans ses yeux lorsque la caméra n’est pas tournée vers lui. Cette technique permet alors au spectateur de s’associer à ce que le protagoniste vit, notamment au mode de vie nomade, puisqu’il se transpose à l’aide de l’image dans l’environnement de Daoudi.

La nature est très envahissante dans son film, Daoudi a voulu la montrer. Les plans fixes montrent habituellement le protagoniste traverser le champ de la caméra devant un paysage qui est souvent magnifique et que Daoudi a voulu spécifiquement montrer, comme le bord d’un lac, d’une forêt ou, comme au générique de début, à travers un crâne ou dans un champ de fleurs. Ainsi, contrairement aux plans-séquences qu’apporte la caméra à l’épaule, les plans fixes permettent au spectateur de simplement observer la grandeur du paysage mongol, ce qu’on n’imagine pas en pensant à la Mongolie. Daoudi montre aussi la nature pour sensibiliser les gens à celle-ci, de la même manière qu’il sensibilise le spectateur à la nouvelle culture. Son but étant de récolter des fonds, Yannick Daoudi désire éblouir son spectateur devant les paysages hallucinants que la nature mongole peut offrir en comparaison aux vues tristes et grises qu’offrent les villes occidentales. Il fait d’ailleurs allusion à cette opposition lorsqu’il se questionne sur ce dont il ne s’ennuie pas en Mongolie; il parle alors des toilettes. Il mentionne alors que les toilettes ne lui manquent pas, puisqu’il urine chaque jour à un endroit différent, devant un paysage toujours plus spectaculaire. Il ajoute d’ailleurs que rien n’est plus inspirant pour faire ses besoins. Cette comparaison cocasse résume bien le propos que suggèrent les différents plans de Taïga Quest.


2.4. Découpage et chronologie
Scènes, chapitres, chroniques : même combat. Les trois œuvres en comparaison sont divisées de façons différentes : en jours et en lieux dans En Afghanistan, en chroniques chronologiques dans Chroniques Birmanes et en thèmes dans Taïga Quest. Or, tous les trois déploient un tableau précis des événements qui sont repérables dans la temporalité. En effet, la chronologie est très importante dans le récit de voyage qui cherche sa pertinence dans son réalisme.[28] Cette observation, ce faisant dans trois modèles de récit, est fort logique puisque le voyage en tant que tel se fait dans l’ordre temporel, son récit, n’étant pas fictif, suit donc le même ordre, peu importe la division des parties.



Conclusion
Le récit de voyage semble être un concept très simple en soi, mais il relève d’une complexité à cause de son polymorphisme. Il est à noter que dans la modernité, la règle de l’art réside désormais dans l’originalité. Ne pas refaire ce qui a déjà été fait; innover. Le récit de voyage n’échappe pas à cette règle. Historiquement banal, habituellement sous la forme d’un journal, le récit de voyage ne possède maintenant plus de limites que l’imagination du voyageur. Cette analyse en fait ainsi la preuve en présentant trois formes de récits : un récit classique, une bande dessinée et un film.

La forme du récit est en effet le premier outil de comparaison, le plus évident, car elle relève des compétences du voyageur, dans ce cas-ci : Rory Stewart, journaliste, a écrit le récit classique et Guy Delisle, artiste de l’animation, a créé l’album dessiné. Pour ce qui est du film de Yannick Daoudi, bien qu’il ne soit pas maître de cinématographie, il possédait les outils et les compétences pour filmer et faire le montage de ce film, et comme l’analyse le révèle, la communication par l’image est un moyen pertinent de montrer l’environnement du voyage.

Non seulement la forme est un élément important de comparaison des divers récits de voyage, son contenu est tout aussi important de ce côté. Le récit de voyage vise à témoigner d’une expérience personnelle du voyageur, son contenu révèle éminemment l’opinion de ce dernier envers le lieu ou alors envers sa quête. Tandis que Daoudi s’attaquait à un pays presque inconnu, Stewart et Delisle dévoilaient deux pôles chauds du globe qui ont été maintes fois médiatisés et qui causent beaucoup de controverses. D’ailleurs, la médiatisation d’un lieu n’est pas toujours pertinente. On peut alors constater des divergences entre l’idée préconçue, souvent établie par les médias, et la réalité racontée par le voyageur. Par exemple, Rory Stewart a rencontré une multitude d’Afghans de différentes ethnies lors de son périple, toutefois, aucun d’eux n’était terroriste, aucun d’eux n’a même essayé de le tuer. Cette association Afghans-terroristes se fait pourtant très facilement dans la tête des gens à cause de la couverture médiatique qui s’attarde sur la poignée d’Afghans qui pourrait l’être. Il en va de même pour la Birmanie sous dictature où l’on juge la population selon les événements qui sont rapportés dans les médias. Or, les trois œuvres en question portaient majoritairement sur les lieux, les pays, toutefois, le récit de voyage ne se limite pas seulement à l’aspect physique d’un pays, mais aussi parfois à l’aspect psychologique. Rory Stewart témoigne de ce fait en transmettant ses réflexions sur la marche. Sans plus se soucier de l’environnement ou de sa quête, le voyageur s’attarde à ce que le voyage lui apporte, ou à ce que le voyage crée chez lui. Il s’agit en quelque sorte d’un questionnement intérieur qui peut dévier sur plusieurs sphères (temporelles, sociales, etc.) de la vie du voyageur.

Enfin, les motifs et les buts des voyages donnent aux récits toute leur essence, comme les œuvres de cette analyse qui se sont attardées à des pays méconnus aux prises avec différents problèmes. Le témoignage de ces trois voyageurs a permis de mettre en doute l’information médiatique afin de voir plus loin, plus profondément les failles et les issues de ces trois différentes sociétés que sont l’Afghanistan, la Birmanie et la Mongolie.

La réflexion de cette analyse s’arrête à trois récits réels, or, il existe tant de façon de faire part d’un voyage et tant de possibilité de voyager, qu’il serait tout autant pertinent d’analyser des récits de voyage fictifs ou  même des récits psychologiques où le lieu ne symbolise que l’évasion. Peut-être même serait-il pertinent de voyager et de percevoir soi-même ce que le voyage peut apporter.


[1] Amélie Boissonneau, « Un homme et son cheval au cœur de la Mongolie », La Nouvelle, p. 4.
[2] Rory Stewart, En Afghanistan, p. 9.
[3] Daniel Balland, « Afghanistan », Encyclopedia Universalis [http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/afghanistan/#]
[4] Il y fait d’ailleurs fréquemment référence tout au long de son roman (p. 23, 48, 62, etc.)
[5] Daniel Balland, « Afghanistan », Encyclopedia Universalis [http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/afghanistan/#]
[6] STEWART, Rory, En Afghanistan, p. 7.
[7] Guides Bleus Évasions, Birmanie (Myanmar).
[8] DELISLE, Guy, Chroniques Birmanes, p. 2.
[9] Aung San Suu Kyi fut libérée en novembre 2010, alors qu’elle était enfermée depuis mars 2003. Source : Agence France-Presse, « Le monde salue la libération d’Aung San Suu Kyi », Cyberpresse, 13 novembre 2011, [article en ligne] [http://www.cyberpresse.ca/international/asie-oceanie/201011/13/01-4342426-le-monde-salue-la-liberation-daung-san-suu-kyi.php]
[10] Anonyme, « Birmanie – Actualité (1990-2008) », Encyclopedia Universalis [http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/birmanie-actualite-1990-2008/#]
[11] DELISLE, Guy, Chroniques Birmanes, p.181.
[12] Anonyme, « Birmanie – Actualité (1990-2008) », Encyclopedia Universalis [http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/birmanie-actualite-1990-2008/#]
[13] DELISLE, Guy, Chroniques Birmanes, p. 116.
[14] Ibid, p. 243.
[15] Caroline Hemery, Mongolie, Le Petit Futé.
[16] Caroline Hemery, Mongolie, Le Petit Futé.
[17] C.A.F.É. Récit de voyage, relation, reportage, [http://www.serveur.cafe.edu/genres/n-voyage.html]
[18] C.A.F.É. Récit de voyage, relation, reportage, [http://www.serveur.cafe.edu/genres/n-voyage.html]
[19] Idem.
[20] STEWART, Rory, En Afghanistan, p. 95.
[21] STEWART, Rory, En Afghanistan, p. 118.
[22] STEWART, Rory, En Afghanistan, p. 136.
[23] Thierry Groensteen, La bande dessinée, mode d’emploi.
[24] Idem.
[25] DELISLE, Guy, Chroniques Birmanes, p. 88.
[26] DELISLE, Guy, Chroniques Birmanes, p. 263.
[27] Annissa Laplante, Cinéma du monde; textes et notes rassemblés pour le cours 601-111-SH, p. 1-17.
[28] C.A.F.É. Récit de voyage, relation, reportage, [http://www.serveur.cafe.edu/genres/n-voyage.html]




Médiagraphie

Œuvres à l’étude :
·    STEWART, Rory, En Afghanistan, coll. Latitudes, Paris, Albin Michel, 2009, 327p.
·    DELISLE, Guy, Chroniques Birmanes, coll. Shampooing, Paris, Delcourt, 2007, 262p.
·    Yannick DAOUDI, Taïga Quest, Canada (Québec), 2009, 63 minutes.
Livres :
·    Groensteen, Thierry, La Bande dessinée, mode d’emploi, coll. « Réflexions faites », France, Les Impressions Nouvelles, 2008, 224p.
·    Guides Bleus Evasion, Birmanie (Myanmar), coll.«Guides Bleus Evasion», Paris, Hachette, 1998, 299 p.
·    Hemery, Caroline, Mongolie, coll. « Country Guide », Paris, Le Petit Futé, 2008, 224 p.
·    Laplante, Annissa, Cinéma du monde; textes et notes rassemblés pour le cours 601-111-SH, Sherbrooke, Cégep de Sherbrooke, 99 p.

Périodiques :
·    Boissonneau, Amélie, « Un homme et son cheval au cœur de la Mongolie », La Nouvelle, 18 novembre 2009, p. 4.
·    Pole, Corrinna, “A Journey through the Old World”, The Record, 24 novembre 2009, p. 3-4.
·    Couture, François, « Enseigner le récit de voyage : le monde dans une classe », Québec français, n°112, 1999, p. 66-68.
·   Nadeau, Jean-François, « En Afghanistan, pas à pas », Le Devoir, 9 mai 2009, p. F2.
·   Tesson, Sylvain, « Rory Stewart Un coeur aventureux », Le Figaro Magazine, 29 mai 2009, p. MAG76.
·    Giroux, Charles-Philippe, « Guy en Birmanie », La Presse, 6 janvier 2008, p. Arts et Spectacles 6.
·    Le Journal de Saône et Loire, « Chroniques Birmanes de Guy Delisle », Le Journal de Saône et Loire, 12 décembre 2007.
·    Gautheret, Jérôme, « Guy Delisle, un journal intime sous la dictature », Le Monde des livres, 25 janvier 2008, p. LIV6.
·    Guillaume, Philippe, « Dictature au quotidien », Les Echos, 26 octobre 2007, p. SWE4.
·    Troadec, Michel, « De touchantes Chroniques birmanes », Ouest-France, 18 novembre 2007, p. 10
Sites internet :
·    Balland, Daniel, « Afghanistan », Encyclopedia Universalis, [article en ligne], [http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/afghanistan/#], (5 mars 2011).
·   Encyclopedia Universalis, « Birmanie – Actualité (1990-2008) », Encyclopedia Universalis, [article en ligne], [http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/birmanie-actualite-1990-2008/#] (5 mars 2011).
·    C.A.F.É., Récit de voyage, relation, reportage, [en ligne], 1998, [http://www.serveur.cafe.edu/genres/n-voyage.html], (5 février 2011).
·    Daoudi, Yannick, Postcards from the edge, [en ligne], [http://postcardsfromtheedge.ydaoudi.ep.profweb.qc.ca/] (5 février 2011).
·    Delisle, Guy, Site officiel de Guy Delisle, [en ligne], [http://www.guydelisle.com/] (5 février 2011).
·    Agence France-Presse, « Le monde salue la libération d’Aung San Suu Kyi », Cyberpresse, 13 novembre 2011, [article en ligne] [http://www.cyberpresse.ca/international/asie-oceanie/201011/13/01-4342426-le-monde-salue-la-liberation-daung-san-suu-kyi.php] (13 mai 2011).
·    Bissell, Tom, “A Walk Across Afghanistan”, The New York Times, 11 juin 2006, [article en ligne], [http://www.nytimes.com/2006/06/11/books/review/
11cover_bissel.html] (5 février 2011).