Création : Ici comme ailleurs

       Ici comme ailleurs





L’aéroport.  Je suis blasée. J’ai le mal de vivre. Vous savez, ces crampes à l’estomac qui vous empêchent de manger et ces insomnies qui vous empêchent de dormir. Je suis vide. Vide de bien-être et d’émotions. J’ai eu 20 ans il n’y a pas longtemps. 20 ans que je suis là, et que je ne compte pas. J’ai toujours été l’autre. La 1 des 31 élèves de mes classes, celle qui semble toujours être de trop. Celle qu’on invite deux ou trois fois et qu’ensuite on oublie. Mais c’est bien de ma faute. Je ne sais pas comment on fait pour être comme tout le monde.

Je me suis donné une dernière chance aujourd’hui. « C’est ta dernière chance, Élie, la dernière. » j’écrivais dans mon journal ce matin. J’écris tout. J’écris tout toujours, car écrire c’est tout ce que j’ai. Le papier, il m’écoute. Il me laisse raconter et ne dit pas que c’est de ma faute, ni que je l’ai mérité. Écrire, ça passe le temps aussi. Ça passe le temps en attendant l’avion. Comme dernière chance, j’ai décidé de changer d’air. De prendre l’air pour changer. J’ai décidé de faire de l’air. Pour un temps indéterminé. Ici ou ailleurs, rien ne me retient plus. J’ai pris un aller simple sur le premier vol disponible.

Vers la Russie.

Il est de ces endroits où le temps recule et avance. Change. L’aéroport en un endroit mystérieux. Tandis que la notion du temps devient de plus en plus floue, j’anticipe l’imprévu d’un pays dont je ne connais rien. Rien d’autre que quelques auteurs, morts, et son statut communiste, mort aussi. L’aéroport est un lieu d’attente. Et, lorsqu’on est seul, il devient le lieu d’interminables réflexions. J’en profite pour écrire. J’ai tant de choses à dire. Et je pense à ma sœur. Elle n’a plus besoin d’une petite sœur. Elle va avoir un fils. Mais elle va me manquer. Quand je l’ai appelée avant de partir, elle a un peu pleuré. Elle ne le disait pas, mais je la connais bien. Elle va me manquer.

8h 05 pm. C’est l’heure. Adieu.






Un sourire s’il vous plait. Je suis dans un restaurant. Un petit café au coin de deux rues. Heureusement, la serveuse parle un peu l’anglais, mais elle est tout de même exaspérée d’avoir à se forcer. Quand je lui souris et la remercie, elle hausse un sourcil.
Les Russes ne sourient pas. Ça ne fait pas partie de leur culture. C’est sans doute un vestige de la société communiste où les gens travaillaient pour presque rien. Ils ne sont pas blasés, ils ne sentent tout simplement pas le besoin de toujours montrer leur bonheur. Je mettrais ma main au feu qu’ils sont moins dépressifs que les Nord-Américains; ils n’ont pas à se mettre un masque de fausse joie en public. Ils n’ont pas à jouer ce jeu, ni à s’en faire pour ça. Les Russes ne sourient pas, ça me fait du bien. Ils ne se doutent même pas que je ne vais pas bien. Ils ne s’en soucient pas, ça m’aide à l’oublier, je me fonds dans la masse. Les Russes ne sourient pas, ils sont même un peu bêtes parfois. Ils ne sont pas chaleureux. C’est vivre et laisser vivre.





La publicité. J’étais debout très tôt ce matin. Je suis alors sortie pour marcher dans Moscou. Sans destination. J’ai erré dans les rues. Il est midi et je suis sur la Place Rouge. Je la traverse. La Place Rouge est un endroit impressionnant, pour sa Cathédrale St-Basile, son Musée d’Histoire, le mur du Kremlin et le mausolée de Lénine. J’y étais. J’ai vu. Et c’est tout. Je poursuis. Je m’arrête ensuite près de la grande Bibliothèque nationale devant laquelle trône la statue de Dostoïevski, je prends quelques instants pour me reposer. Je ne suis pas assise devant la Bibliothèque nationale de Moscou. Ni au pied de Dostoïevski. Je suis dans l’ombre de Samsung.

La publicité est un fait étrange. Elle est partout. En Russie, c’est encore pire, elle nous épie plus qu’on ne la regarde. Elle nous suit, nous surplombe, nous guette au tournant de la rue, à la sortie du métro, au bord des routes, sur les trottoirs. J’ignore par quel genre de loi est régie la publicité, mais il ne semble y en avoir aucune. La mondialisation y est aussi pour quelque chose. Je reconnais rapidement Nivea, Mac Donald et les grandes marques de voitures, tous affichés, placardés, dans mon champ de vision. Les bâtiments, importants ou non, sont leurs toiles et leurs podiums. La publicité, en Russie, est sans limites.





Histoire et modernité. En marchant dans les rues de Moscou, puis de Saint-Pétersbourg, je constate que le panorama russe a un drôle d’air. Beaucoup de bâtiments historiques sont toujours debout et en voyant les nombreux échafaudages, on constate que les Russes tiennent à préserver ces édifices. Cathédrales et forteresses sont les richesses du patrimoine russe. Toutefois, l’appel de la modernité se fait oppressant. Et ces richesses sont encerclées par la ville; les grands boulevards, les immeubles de bureaux… Encerclés. Cernés. Le long de la rue se chevauchent magasins, banques et restaurants, puis à travers une brèche, j’aperçois les coupoles dorées d’une cathédrale, ou une haute pointe d’un des gratte-ciels de Lénine. Le coup d’œil est aussi altéré par les fils. Des fils électriques, des câbles de tramway, il y en a toujours trop. Et ils sont toujours dérangeants, juste devant mes yeux. Rappel incessant des temps modernes dans la perspective historique russe. Or, il faut bien se l’avouer, l’évolution est incessante, peut importe où nous sommes, la Russie se modernise, s’actualise, s’occidentalise. Pourtant, la quantité importante de bâtiments historiques ramène constamment le pays dans son passé.






La nuit. Je suis fatiguée. Mes yeux sont rouges, pochés et cernés. Il devient de plus en plus difficile de me traîner. Je n’ai pas dormi la nuit dernière. Je ne dors pas. Ou très peu. Souvent je rentre tard à l’hôtel. Puis je regarde le plafond, ou la lueur de l’aube qui devient plus intense chaque heure. Et je me lève, à sept heures, pour le petit-déjeuner.

Je suis épuisée. J’ai peine à réfléchir. À aligner deux phrases dans ma tête sans divaguer. Un jour, sans doute, je m’habituerai. Cet hiver ce sera peut-être plus facile. L’hiver russe amène des nuits très longues. Déprimantes, qu’on m’a dit. C’est parfait. En attendant, c’est l’été et les nuits sont excessivement courtes. Si courtes que la ville ne dort pas. Les chantiers n’arrêtent pas et les voitures circulent toujours autant sur les avenues. La Russie ne dort pas les nuits d’été. Moi non plus.

Je suis insomniaque. Ça me permet de voir des merveilles. La vie est tellement plus belle la nuit. Elle lui donne un aspect dramatique. La nuit est un théâtre qu’on éclaire artificiellement.





Quelqu’un nous attend toujours quelque part. Aujourd’hui je ne sais plus quoi faire. J’ai l’impression de m’ennuyer, mais je lutte contre ce sentiment. Mais je ne me sens pas plus à ma place ici. Ici. Comme ailleurs. J’ai le sentiment que nulle part n’est chez moi… Peut-être chez moi est-il partout? Il est une chose que j’ai réalisée en voyage ; c’est que l’autre bout du monde est, parce qu’il y a chez nous. Tout me rappelle chez moi, car tout y est différent. Je n’y retournerai pas pour autant.

J’ai vu ce qu’il y avait à voir. J’ai constaté et appris. J’ai un bagage plus lourd que ma valise. Cette fois je ne serai pas l’exclue, je m’exclurai moi-même. Mais pour aller où? Rien ne me ramènerait chez moi. Personne ne m’attend nulle part.

Bzzt Bzzt
Mon cellulaire… Il y a longtemps que je ne l’avais entendu…
« J’ai accouché »
C’est ma sœur.












Réflexion critique.

Le récit de voyage est un sujet très large, comportant énormément de nuances. C’est ce que j’ai découvert lors de mes recherches et dans l’analyse des trois différents récits constitutifs du Volet analyse de mon Projet d’Intégration. Toutefois, comme mon analyse portait sur des récits réels, j’ai opté, dans la seconde partie du Projet, pour la fiction. De cette façon, j’ai pu observer une facette du récit de voyage que je n’avais pas abordée dans l’analyse. De plus, la fiction me laissait une plus grande liberté pour aborder mon voyage en Russie. Comme le voyage original était culturel et touristique, il me semblait d’un intérêt mineur d’en relater les faits. Je me suis alors basée sur des observations personnelles et des sujets qui m’avaient fait réagir pour orienter mon récit.

La forme s’est imposée d’elle-même à ce moment; de courts textes aux sujets différents, des épisodes. L’insertion de photos était ma façon de rendre le tout plus original et attrayant. En choisissant des images évocatrices prises en Russie, j’amenais ma touche personnelle à un style qui existait déjà.

Du côté du contenu, j’ai opté pour un personnage autofictif, Élie, afin de donner du réalisme au récit. En effet, comme moi, Élie a 20 ans, a une sœur enceinte et décide de s’embarquer vers la Russie. Or, elle est déprimée et cherche à s’évader par le voyage. Elle choisit d’ailleurs la destination au hasard. De là, elle constate que, même à l’autre bout du monde, tout la ramène chez elle, par la comparaison qu’elle fait inconsciemment entre la Russie et le Québec. Cette comparaison est d’ailleurs l’un des facteurs clés du récit de voyage. Elle consiste à associer les éléments inconnus d’une autre culture à des référents de notre propre culture. De cette manière, ces éléments deviennent compréhensibles.

La fin est laissée un peu en suspens, Élie décide d’aller, à nouveau, voir ailleurs, mais elle reçoit un message de sa sœur qui vient d’accoucher. Je trouvais intéressant de laisser deux hypothèses au lecteur afin qu’il puisse poursuivre une réflexion non seulement vis-à-vis l’histoire d’Élie, mais au sujet du voyage en général. Bien qu’à l’époque actuelle la découverte des territoires et continents soit révolue, il n’en demeure pas moins que les grands voyageurs cherchent toujours à transmettre leurs récits. Toutefois, aujourd’hui, l’incroyable et l’inédit priment sur le reste, comme observé dans les trois récits de voyage analysés dans le Volet analyse du Projet. Effectivement, tandis que l’un traversait l’Afghanistan à pied, l’autre jouait les touristes en Birmanie et le dernier retournait au mode de vie nomade en Mongolie. Ces trois périples sortaient du commun, ce qui les rendait pertinents. Dans le domaine de la fiction, on adopte souvent le voyage d’un point de vue plus psychologique. Il consiste habituellement en une réflexion plutôt qu’une découverte ou exploration (le road-trip fait souvent partie de cette catégorie). Dans mon cas, j’ai voulu amalgamer ces deux techniques pour amener mon récit à un autre niveau. On y retrouve alors toute la psychologie du personnage et sa réflexion sur le voyage, ainsi que la découverte de la Russie, certains faits et mœurs du pays.